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Lorsque les Européens arrivent au contact de peuples qu’ils trouvent très différents d’eux, la première réaction c’est de les juger physiquement puisque le contact est médiatisé par les corps.  »

 

 Juliette Sméralda, sociologue.

Ce sont des pratiques assez violentes en termes de produits utilisés, qui représentent un risque du point de vue de la santé »

 

 Daphné Bédinadé, doctorante
en anthropologie sociale.

Ce sont des pratiques culturelles. Qui dit cheveux, qui dit coiffure, dit apprentissage, apprendre à traiter son cheveu. »

 

Ary Gordien, docteur
en anthropologie sociale.

Les origines des

discriminations capillaires

Antropologue au CNRS, Ary Gordien revient sur les impacts psychologiques et physiques de la normalisation des cheveux lisses dans la société. Cliquez sur le haut-parleur pour l'écouter.

Sociologue spécialiste du cheveu crépu, Juliette Sméralda explique les conséquences physiques liées au défrisage. 

Cliquez sur les symboles lecture pour entendre les définitions de chaque chercheur sur les discriminations capillaires.

Ary Gordien, docteur en anthropologie et chargé
de recherches
à l'Université de Paris/LARCA, CNRS.

Juliette Sméralda, 
sociologue et spécialiste
de la question du cheveu crépu.

Daphné Bédinadé,

doctorante en anthropologie

sociale.


On dit des personnes qui subissent des réflexions, des critiques désobligeantes ou bien encore des situations de rejet au quotidien dû à la nature ou à la texture de leurs cheveux, qu’elles sont victimes de discriminations capillaires. Ces discriminations touchent une certaine catégorie de la population ne répondant pas aux canons de beauté capillaires fidèles à une norme dominante, qui est celle du cheveu lisse, raide, souple et facile à coiffer. Comme l’explique la sociologue Juliette Sméralda, ce sont des gens pour qui on a estimé qu’au regard de la société, leurs cheveux naturels ne seraient pas présentables ou acceptables au quotidien. C’est un sujet actuel qui concerne de nombreuses personnes et qui dispose en réalité de plusieurs explications historiques et sociologiques.

La traite négrière a donc débouché sur la normalisation et l’acceptation d’un seul type de cheveu, le cheveu lisse et raide, correspondant aux normes occidentales et blanches. Des catégories de différenciation et de représentation se sont alors mises en place. Les colons se sont considérés comme les personnes « blanches » et dominantes, bénéficiant des traits esthétiques fidèles à la norme qu’ils avaient créée. Tandis que les personnes africaines ne s’étant jamais considérées à travers le prisme de la couleur de leur peau se sont vu imposer des normes esthétiques différentes des leurs. Le rapport de domination est donc né du contact entre deux catégories de population différentes. « ​​Lorsque les Européens, ou ceux qui se sont appelés les blancs, arrivent au contact de peuples qu’ils trouvent très différents d’eux, la première réaction, c’est de les juger physiquement, puisque le contact est médiatisé par les corps. Les corps se rencontrent, se brutalisent, se malmènent, mais c’est une attitude qui est unilatérale », analyse la sociologue Juliette Sméralda. Les individus disposant de cheveux crépus ont donc été montrés du doigt. Un processus qui a débouché sur un rejet envers ce type de cheveu, intériorisé par les personnes concernées elles-mêmes.

Les peuples réduits à l’esclavage qui n’avaient ni le temps, ni les moyens de s’occuper de leurs cheveux, n’avaient pas non plus les outils nécessaires et spécifiques mis à leur disposition. Le cheveu crépu ayant besoin d’un soin particulier et nécessitant un temps long de coiffage n’a donc pas pu s’épanouir correctement et s’est abîmé, le rendant rêche, sec et difficile à coiffer.

 

 « On a toute une description de l’état de délabrement dans lequel se sont retrouvées les femmes quand elles ont été privées de tout accessoire d’hygiène, de coiffure. Quand elles demandaient au maître des accessoires, il n’y en avait pas parce que c’étaient des outils. Il fallait qu’elles travaillent 15 à 16h par jour. Résultat des courses : elles n’avaient pas le temps de se consacrer à leur coiffure et le cheveu crépu, dans sa culture, son environnement, est un cheveu qui a besoin de temps », détaille la sociologue Juliette Sméralda. Ce temps « culturel », évoqué par la chercheuse, permettait aux personnes ayant des cheveux crépus de mettre en place une transmission intergénérationnelle. Elle concernait la méthode de coiffage adaptée à ce type de cheveu, les familles souvent à l’œuvre pendant ces moments-là discutaient également de leur généalogie et de leur histoire. Une transmission de l’héritage culturel qui visait à faire perdurer des habitudes et des normes. Les populations réduites à l’esclavage étaient donc privées de ce temps long et culturel, pourtant précieux à la prise de soin du cheveu crépu, et ont peu à peu adopté les normes dominantes prescrivant le rejet du cheveu non-lisse.

Intériorisées depuis l’esclavage, les pratiques de défrisage et de modification de la nature du cheveu crépu, bouclé ou frisé ont des conséquences physiques et psychologiques sur les personnes qui les réalisent. Comme l’explique l’anthropologue Ary Gordien, les femmes en sont particulièrement victimes. Se trouvant face à une image d’une féminité unique aux cheveux longs et lisses, celles qui ne peuvent naturellement pas y correspondre se retrouvent exclues.

La norme du cheveu lisse et long a été intégrée comme sérieuse et normale. « Ce qui est professionnel, c’est d’avoir des chignons, d’avoir des cheveux attachés, des cheveux qui ne prennent pas trop d’espace », détaille Ary Gordien. L’anthropologue suggère d’aller fouiller dans l’histoire européenne, et plus précisément dans la littérature britannique et le roman Jane Eyre de Charlotte Brontë. « Je me rappelle d’un épisode où l’un des personnages est blanche mais elle a les cheveux très volumineux. On lui coupe les cheveux car c’est considéré comme trop volumineux, trop provoquant. Et ça m’a fait pensé à ce que vivent certaines femmes noires, métissées ou d’origine africaine qui expliquent que ce cheveu bouclé est perçu comme non dompté, trop imposant et qu’il faut le couper. »

 

 

 

 

Si elle remonte à l’esclavagisme, cette stigmatisation du cheveu crépu est une problématique encore très actuelle dans nos sociétés occidentales. Elle renvoie à un rapport de domination de la norme sur les minorités. Ces problématiques actuelles nous ont amenées à rencontrer plusieurs personnes qui ont fait l’expérience de diverses situations de discriminations capillaires. Leurs témoignages sont à retrouver dans le second chapitre de ce webdocumentaire. Avant de le découvrir, nous vous invitons à tester vos connaissances sur le sujet des discriminations capillaires en participant au quiz ci-dessous.

Sans temps, sans moyens et sans outils

Les conséquences du défrisage

Deux normes qui s'entremêlent

Le cheveu crépu invisibilisé

Introduction

Les témoignages

Les actions
militantes

À propos

Les origines historiques différenciant un cheveu « acceptable » et un autre qui ne le serait pas dateraient de la mise en esclavage de personnes provenant du continent africain dans plusieurs colonies européennes. « Dans le cadre de la colonisation de l’Afrique et de l’esclavage, la texture des cheveux a constitué, avec la couleur de la peau et les traits faciaux, l’un des principaux critères de catégorisation », explique Ary Gordien, chercheur au CNRS. 

« Vous avez dans la population noire des gens qui sont profondément convaincus qu’ils ont un problème de cheveu et de couleur, ils associent souvent les deux, mais il ne faut pas aller à une généralisation », assène la sociologue Juliette Sméralda. 

 

Au-delà de l’impact psychologique, ces pratiques ont de véritables conséquences sur la santé. Jusqu’à la fin des années 2010, le lissage et le défrisage des cheveux crépus, frisés et bouclés étaient répandus, détaille Daphné Bédinadé.  « Ce sont des pratiques qui sont assez violentes en termes de produits utilisés, dont des produits à l’ammoniac, à la soude qui représentent un risque du point de vue de la santé », ajoute la doctorante. 

 

Plusieurs études scientifiques ont mis en évidence un lien entre le défrisage et diverses pathologies. La plus courante est l’alopécie, la perte du cheveu, qui peut être « définitive d’emblée par brûlure », comme l’explique Jean-Jacques Morand dans sa synthèse, « Pathologie des cheveux et poils crépus ». Parmi les autres effets indésirables reportés à la suite d’une application de produits défrisants, on retrouve des démangeaisons, des brûlures et des cicatrices sur le cuir chevelu, un amincissement et un affaiblissement de la tige du cheveu, et une décoloration, en dehors des réactions allergiques aux produits chimiques, d’après une étude américaine sur le lissage chimique.

Aujourd’hui, deux normes cohabitent : celle du cheveu défrisé, ressemblant à l’idéal véhiculé par la société, mais également le cheveu naturel, remis sur le devant de la scène par plusieurs mouvements de réappropriation du cheveu crépu, frisé et bouclé. « Je pense qu’il faut continuer avec force à dire que les femmes et les hommes noirs ont le droit de porter les cheveux tels qu’ils sont programmés génétiquement pour pousser, de manière crépue, bouclée. Et il faut combattre l’eurocentrisme, il faut expliquer que des cheveux poussent comme ça, qu’il n’y a pas de cheveux qui sont génétiquement sérieux ou génétiquement professionnels, non il y a des types de cheveux différents », rétorque Ary Gordien.

 

Pour l’anthropologue, les personnes doivent avoir le choix d'osciller entre différents styles de coiffures sans que cela ne soit quelque chose d’imposé, à la manière d’un lissage pour un entretien d’embauche. Cependant, Ary Gordien estime que de dire du cheveux non-défrisé qu’il est naturel, est réducteur car cela l'assimile à une primitivité. « C’est quelque chose de naturel, de presque animal. On le sent un peu dans certains qualificatifs : " la tigresse ", "la tignasse". Non, ce sont des pratiques culturelles. Qui dit cheveux, qui dit coiffure, dit apprentissage, apprendre à traiter son cheveu. » Il souligne que la coiffure afro demande énormément de préparation, des techniques ont été transmises de manière ancestrale pour les soins à apporter aux cheveux frisés, bouclés. « On n’est pas du tout dans le registre de la coiffure négligée. On est au contraire dans quelque chose d’extrêmement minutieux dans le soin qui est apporté, dans le coiffage, dans l’hydratation, dans les tresses. C’est extrêmement minutieux et c’est culturel. »

 

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Daphné Bédinadé, doctorante en anthropologie sociale.

Les femmes aux cheveux crépus se retrouvent donc face à des critères de beauté inatteignables dès leur plus jeune âge, qui participent à la façon dont elles se perçoivent et peuvent avoir un impact sur l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes. « On intériorise, on incorpore ces normes de beauté qui sont aussi très éloignées de soi. Il y a aussi cette dimension de vouloir, dans une certaine mesure, se rapprocher de ces normes de beauté qui sont très impossibles à atteindre », explique Daphné Bédinadé, doctorante en anthropologie sociale.

 

Pour la doctorante, les discriminations capillaires sont liées aux lieux de socialisation comme l’école ou le travail. « Il y a le fait de ne pas avoir l’air assez professionnel, et puis des personnes qui ont des appréhensions. Par exemple "Au début quand j’ai accédé à mon poste, je me suis défrisée les cheveux parce que je n’osais pas me faire des dreads" », confie-t-elle. Il est donc possible de remarquer que certaines personnes se plient à ces normes sociales afin d’accéder à certaines choses : un poste, une promotion.

Des critères de beauté inatteignables

Au-delà de la question du cheveu en elle-même, le rejet des cheveux crépus, frisés, bouclés est également dû à l’invisibilisation des personnes ayant ce type de cheveu. L’identification devient presque impossible pour les individus aux cheveux crépus, frisés, bouclés, car ils ne voient personne qui leur ressemblent autour d'eux, personne qui prône l’acceptation de leurs cheveux. Ce phénomène crée un décalage chez les personnes concernées qui ne se sentent pas représentées et qui se sentent obligées de se plier aux normes dominantes qui sont véhiculées au quotidien, celles du cheveu lisse et peu volumineux. Une norme imposée qui laisse de côté les personnes ne disposant pas de ces caractéristiques esthétiques, quel que soit le domaine en question, les cheveux crépus, frisés ou bouclés sont très peu représentés dans le monde professionnel, dans le monde de la recherche, des médias, etc. C’est principalement ce que dénoncent les individus concernés s’opposant à une  « essentialisation » de leurs caractéristiques capillaires et prônant la juste reconnaissance des capacités et de la légitimité des personnes disposant de ce type de cheveu au même titre que celles ayant d’autres types de capillarités.